Monday, May 23, 2022

cuisine_01

J’ai 6 ans, j’ai 12 ans, j’ai 18 ans. La cuisine de mes grands-parents allemands est la même à la mouche écrasée près. Ici, le temps ne semble pas circuler comme ailleurs, c’est très réconfortant. 

Le craquement du plancher – il y a forcément un plancher caché sous le lino gris-beige pour craquer comme ça. Il craque sous les petits pas chaloupés de ma grand-mère, sous les pas plus lents et précautionneux de mon grand-père. Le bruit d’une cafetière à filtre aux différents stades d’avancement, dont le bruit quand la cafetière est vide sent déjà un peu le brûlé. Et puis évidemment la radio et ses horribles tubes kitsch du folklore traditionnel dès le matin sur Bayern 1. Je m’entends demander à mon grand-père pourquoi il écoute des chansons nulles et il me répond un peu perplexe qu’il les aime bien. Ce sont des bruits comme dans un ventre, où les différents repas se préparent, se consomment et se digèrent. Le couteau méticuleux qui cisèle la ciboulette.

Je ne sais jamais si ça sent bon. Ça sent le chaud, si le chaud a une odeur. C’est la pièce chauffée et donc celle des odeurs qui s’évaporent, celle de l’évier où trempent des assiettes, des torchons humides, des épluchures de pommes de terre que l’on garde pour les lapins, et pommes de terre encore le jour où l’on prépare les Klöße, ces très grosses boulettes de pommes de terre mi crues mi cuites. L’odeur de la pomme de terre cru râpée. Qui se mélange au café. Qui se mélange aux quelques pommes qui ont été rapatriées des caisses dans le garde-manger – glacial, lui – d’à côté. Les quelques fois où l’on bascule la fenêtre, un filet de feu de bois se faufile qui confirme qu’on est bien à la campagne, parfois un peu de fumier aussi.

Au beau milieu, les joues rebondies et lisses de Oma Margaret, les joues piquantes et creuses de Opa Willy. Les mains douces, les mains rugueuses. Je m’installe toujours sur la banquette en tissus de laine, ça gratte et je m’amuse à rebondir doucement. Les ressorts, je les sens distinctement sous mes fesses et ce n’est pas facile de m’asseoir sans chavirer sur ma petite sœur. La nappe en plastique est nettoyée à l’éponge mais reste toujours un peu collante. C’est quasiment impossible d’y écrire une lettre ou de dessiner, elle est trop molle et le stylo bille s’enfonce dans la feuille et dans la nappe. Je trouve ça à la fois drôle et exaspérant. Je pose un doigt sur la vitre derrière la banquette en écartant les rideaux rêches entre la gaze et la dentelle que ma mère déteste et sa belle-mère adore et si personne ne regarde je dessine un cœur ou une étoile sur la vitre froide pleine de buée. 

Cela fait entrer plus de lumière naturelle qui manque cruellement, surtout en automne et en hiver et tout le temps selon ma mère qui ne supporte pas le fait que dans cette cuisine les lampes jaunes sont toujours allumées. Cette lumière baigne la petite cuisine carrée, avec la banquette et la table qui prennent tout un coin. Tout est assez vieux, le frigo avec sa poignée en métal, la chaise avec son assise en feutrine bleu grise, le petit cochon en bois sombre qui est en fait une salière. Évidemment le trèfle à quatre feuilles agrémenté d’un petit ramoneur noir et d’une coccinelle rouge offert par une voisine il y a longtemps. La collection de verres à bière au fond poussiéreux sur le haut du placard avec des blasons et des sigles de toute la Franconie du nord. Quelques-uns de mes dessins les plus moches dessinés au feutre violet. Et sur le rebord du vaisselier toute la correspondance en cours de ma grand-mère. Des post-its offerts par le don du sang, les stylos rouges goodies de la SPD. Et bien-sûr le calendrier avec chaque mois les plus belles images de Tirol du sud, la destination dont on rêve dans cette cuisine. Le règne de mon grand-père est sur l’extrémité droite de la banquette sous forme d’une assez grande pile de journaux qu’il épluche quotidiennement à l’aide d’une grosse loupe au manche en bois, avec laquelle je m’amuse à vérifier si le billet qu’il avait glissé sous ma serviette n’est pas un faux, on ne sait jamais.

Cette cuisine existe dans ma tête et n’existe plus en vrai. Après la mort de mes grands-parents, toute cette passoire thermique de maison a été vendue et entièrement reconstruite par une jeune famille du village.

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