Tuesday, January 17, 2023

brouillard

Je m’appelle Brouillard. J’ai décidé de m’appeler ainsi le jour de mes 10 ans, par esprit d’opposition. Mon grand-frère, mes cousins, les enfants les plus populaires de ma classe, tous ont une chose en commun : on dit d’eux qu’ils sont « débrouillards ». Eux semblent réussir à merveille à se « débrouiller » - comme des chiens qui s’ébrouent en sortant de l’eau, envoyant valser énergiquement toutes les difficultés et lourdeurs humides de leur existence. Moi, je reste à l’eau, largué. Je ne vois pas l’intérêt de courir après cette bonne note. Ni après ce sticker à collectionner. Ou ce joueur de foot qui me semble profondément débile. Résultat, c’est moi que l’on prend pour le débile. 

Depuis que je suis petit, la débrouillardise est une valeur cardinale dans la famille et tout le monde se demande si j’en fais vraiment partie, de cette famille, puisqu’à les croire, je suis le garçon le moins débrouillard depuis des générations de débrouillards. Quand je me lève, une partie de moi reste endormie, comme accompagnée par des bancs de rêves. Mon escorte brumeuse ne me quitte jamais et s’épaissit en cas de problèmes. Plus la situation est critique, plus je me sens opaque. Chaque parole, chaque regard me fait alors l’effet d’un phare braqué sur moi pour me percer – toujours en vain. J’ai alors l’impression de disparaître, que chaque particule de mon brouillard renvoie à l’envoyeur sa missive. 

Au fil des ans, j’ai identifié ces facteurs opacifiant. Globalement, toutes les difficultés de la vie courante. Une soudaine avalanche de chiffres à intégrer. Trois horaires de bus à comparer. Choisir ma place en classe. Mais aussi un haussement de ton, un geste brusque. Un empressement, un temps compté. Une directive. Une certitude. Le monde me semble béton là où je suis coton. Impossible d’avoir une quelconque emprise sur rien. 

Enfin, presque. J’ai découvert à quel point je force les gens autour de moi à ralentir. Parfois, je les fais douter. Ils se mettent à sonder les particules fines de mon enveloppe gazeuse. Sa voix à elle, surtout, me fait quelque chose. Elle orchestre des trouées, fait apparaître des bouts de ciel bleu et rend mon flou artistique. 

 (Texte écrit pour l'atelier d'écriture de La Cordée Annecy)

conversation par une fenêtre

Dès le début, cette conversation a eu une ponctuation particulière, plus visible que d’accoutumée. Les gouttes d’eau sur la vitre dégoulinaient sans interruption, dans une tentative de noyer nos mots, de les lier, de les souligner, mais c’est prêter beaucoup d’intention à la pluie. 

Côté sec, je me plongeais dans ton regard avec toute l’insistance nécessaire pour oublier le wagon, la toux du voisin, le cliquetis de clavier de la jeune entrepreneuse. De l’autre côté de la vitre, côté humide donc, tu n’avais pas prévu de quitter le quai. Mes yeux semblaient dotés d’une loupe, je te voyais en grand à travers les gouttes, le grain de ta peau, le dessin de tes sourcils et toute l’intensité de tes prunelles bleu nuit.

C’est toi que j’attends, tu sais. (Oui je savais.) La célébrité, je m’en fous, pour toi je serais prêt à tout quitter. Ce n’est pas une vie, d’être égérie. Je ne l’aime même pas, ce parfum. (Ah bon ? Moi je l’aime !) C’est que tu l’imagines être le mien. Mon odeur est toute autre. J’aimerais que tu puisses venir poser ta tête dans mon coup. Tu es belle. 

Alors que je me préparais à entendre la plus belle déclaration de ma vie, j’ai senti un gros coup dans mon tibia. Oh pardon, désolé, il est très encombrant ce sac, héhé. Je m’en foutais de son sac, je me suis frottée la jambe l’air courroucé, pressée de reprendre notre conversation. (Tu disais ?) Que tu étais belle. (Tu trouves vraiment ?)

« Mesdames, mes demoiselles, messieurs le TGV à destination de Paris Gare de Lyon va partir, attention à la fermeture des portes. » Le train s’est ébranlé et tu es resté de marbre, comme convenu, derrière ta vitre à toi, rétroéclairée 24h sur 24. Ton regard s’est mis à flotter dans le vide, au fur et à mesure que je me décalais. J’ai eu le temps de voir une femme s’adosser à toi, au niveau de ton menton, sur la fossette, flanquée de sa grande valise et de sa poussette. 

Aux premiers hangars de banlieue, mon voisin de droite avait enfin fini par caser son sac démesuré sous son siège. Il me fixait, décidément très présent. Un café au wagon bar, ça vous dit ? Des gouttes de sueur perlaient sur son front, dont une qui s’est mise à dévaler sa tempe. Oui, j’ai dit. 

(Texte écrit pour l'atelier d'écriture de La Cordée Annecy)

univers parallèle

A priori, je n’en connais aucun : parallèle, ça veut dire que la trajectoire de cet autre univers ne croise jamais la mienne. Deux lignes droites qui se côtoient, peut-être infiniment proches, mais vouées à ne jamais se toucher. Des existences parallèles, il y en a plein. Mais des univers ? Un univers parallèle peut-il se manifester et venir toquer à notre porte, sans risquer que l’on s’y engouffre et que tout finisse par se mélanger dans un phénoménal déséquilibre ? Tout ça devient carrément métaphysique et me donne mal au cœur. 

Ce que je sais, c’est que la mère de mon grand-père allemand a su précisément quand son fils est mort au combat. Et on peut dire qu’il ne l'avait pas prévenu. Je vous explique. Le grand frère de mon grand-père, donc mon grand-oncle, n’a pas eu la chance de mon grand-père, il n’a pas survécu à la guerre qu’on lui imposait. Le jour de sa mort, sa mère, mon arrière-grand-mère donc, était au champ. Je l’imagine avec une fourche ou une faux à la main. Il paraît qu’elle s’est brusquement relevée, épouvantée, parce qu’elle avait distinctement entendu la voix de son fils aîné raisonner dans sa tête : “Mutter ! “ Comme s’il était à ses côtés, alors qu’il était à des centaines de kilomètres, quelque part en Champagne française. Deux semaines plus tard, la Feldpost a confirmé le jour et l’heure à laquelle Franz avait été touché. Concordance des temps entre univers parallèles.

Depuis, je crois qu’il existe une fréquence spéciale qui nous permet parfois, en quelques rares circonstances, de nous brancher sur d’autres univers que le nôtre, sur des univers qui ne sont pas régis par les mêmes lois. Où une mère et son fils sont proches en étant loins, où la mort n’est qu’un changement d’état anecdotique, comme on passe de l’eau à la vapeur. Il ne faut pas avoir peur d’être sensible pour frôler ces univers à fleur de peau.

(Texte écrit pour l'atelier d'écriture de La Cordée Annecy)