Monday, May 23, 2022

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Dans cette cuisine, j’ai croisé un lézard et liquidé un paquet de biscuits apéritifs Belin que je n’ai pas acheté. J’ai tenté en vain d’y capter Internet et d’y trouver un couteau qui coupe, en revanche j’y ai trouvé les foutus filtres à café et trois machines à café en état de marché.

Cette cuisine a vécu et ne demande qu’un regard neuf pour être vue. Elle accueille les chasseurs et chasseuses, mais surtout les secondes, depuis je ne saurais pas bien dire combien d’années. Les tommettes rouge brique ne sont pas plates, le buffet « blanc » bordé d’un vieux rose est surélevé d’un côté par une planchette en bois. 

Dans l’espace de la grande cheminée, il y a un poêle à bois de la marque Rosières. Plus aucune indication sur la gazinière n'est lisible, mais un post-it pâle rappelle aux étourdis les équivalences en degrés du thermostat. L’eau n’est pas potable, en témoigne deux bonbonnes de Volvic presque vides dont personne ne sait quand elles ont été entamées alors dans le doute ouvrons-en une troisième. 

Une bombe de dégrippant pour les fusils, un magnet Astérix, de la poudre à récurer et des multiprises. Une armée de bougies, une pile d’alarmes incendies sans piles, des allumettes. 

Le papier peint consiste en une trame de losanges aux lignes jaune foncé sur fond jaune pâle, et par-dessus des grappes de raisins et des feuilles de vigne décolorés. Les pans se décollent à plusieurs endroits, la peinture blanche du plafond s’écaille. Pas de tableaux, zéro nature morte de faisan ici.

Je compte cinq chaises en bois autour d’une vieille table en bois étrangement étroite, recouverte d’une toile cirée clouée sur la planche. En principe, personne n’y mange, la table est surface utile, plan de travail, camp de base. 

Pas de couvercles sur les poubelles, énormes bacs noirs ouverts sous l’évier. Mélange de câbles douteux, pleins de brosses, pleins de ciseaux, des pommes de terre qui germent depuis l’été dernier. 

Au frigo, le lait d’amande bio périme aux côtés du jus de tomate premier prix, d’une bière normande et de diverses moutardes, le confinement est passé par là. 

La cuisine donne sur une grande pelouse verte remuée par les sangliers, traversée le soir par des dizaines de lapins. Elle garde la fraîcheur et fonctionne sans broncher, se venge simplement en aspergeant celui qui ouvre trop franchement le robinet. 

Elle me donne envie de lui faire des gâteaux, pour la parfumer un peu, elle ne demande que ça ! Je m’y sens bien.

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Cette cuisine n’est pas une pièce mais un passage obligé. Une entrée où l’on débouche depuis le jardin, dans laquelle s'invite le petit fils comme la voisine ou le sapeur-pompier et son calendrier.

Elle est cuisine parce qu’on y cuisine – la table, le réfrigérateur, le buffet, tous ces objets sont ailleurs, dans l’annexe, si l’on veut, mais pas dans la cuisine qui est ce que l’on qualifierait en allemand, langue si pratique, d’une « Kochnische » : un recoin fait d’un plan de travail et d’un évier. 

Des carrelages jaunes et bleu, des surfaces blanches. Beaucoup de grosses éponges que Mamy ébouillante régulièrement comme des crustacés, un énorme savon de Marseille posé en paquebot gluant sur le rebord et qui à coup sûr glisse dans la cuvette. Toujours ce système de double bac, la cuvette, puis l’évier. Je n’ai jamais bien percée la logique. 

La grande poubelle, le bruit de la pédale grinçante et le sac plastique qui se froisse avec des arrêtes restées collées. Ça sent l’eau de Javel quand il y a ménage.

Vers midi, je flaire le poisson frais que j'accepte de regarder en face une fois qu'il est cuit, ou les petites pommes de terre rissolées au beurre, inégalées. 

Sur le crochet à droite, le tablier fin bordé de rouge, avec une grande poche devant, remplie de sopalin plus ou moins utilisé. Dans le placard, le moulin à persil que Mamy aime utiliser quand elle ne cisèle pas de la queue verte. J’ai compris beaucoup plus tard que tout le monde disait ciboulette. Pas de planche à découper, mais la pulpe du pouce tailladée, tout se découpe directement de la main à la poêle. 

Des plaques à induction sur lesquelles je pose une main à 6 ans – cloques. En face des plaques, dans le dos de Mamy et de son pot de crème fraîche, un miroir tout en long où j’adore prendre la pose. Juste à côté, une petite marche pour accéder au salon. J’aime m'y caler avec un livre ou juste pour attendre avec RTL en bruit de fond, petite fille qui ne veut pas être dérangée mais qui veut bien déranger tout le monde en forçant les autres à l’enjamber. Très pratique aussi pour nouer ses lacets. De là, je cale mes pieds sur le tuyau du chauffage qui court le long du mur, près du calendrier où Mamy fait avancer chaque jour un repère en plastique fluo sur la bonne date. Beaucoup de listes de courses dans cette cuisine, sur des bouts de papier cartonné, des stylos bic transparents et des blocs notes fantaisistes. 

Toujours dans la cuisine, le vanity case de Mireille, le coffre au trésor. Elle le laisse là, posé entre le gros sel et les feuilles de laurier, pour se refaire une beauté après le déjeuner. Vu que la salle de bain aussi débouche sur la cuisine, c’est pratique. J’y pioche un rouge à lèvres, je caresse la houppette colorée d’une poudre orangée, je n’arrive pas à bien me coiffer les cheveux avec cette brosse en forme de bigoudi géant qui convient aux courtes mèches argentées de ma grand-mère et pas à mes boucles. Je dérange et re-range une lime à ongle dont l’intérêt me semble extrêmement limité. 

Quand Mamy est dans la cuisine, personne d’autre n’accède aux plaques ou aux placards, et je suis obligée de lui faire des câlins par derrière, calant ma tête au fil des âges dans ses fesses, sa taille, son dos, ses épaules arrondies, sa nuque parfumée pour la faire rigoler.

Papy passe son temps à passer par la cuisine, il est en route du salon à la salle à manger, de la salle de bain à la penderie, rien qu’une courte halte devant la glace pour bien peigner et caler ses cheveux puis son béret. Il aime trainer un peu des pieds, ce qui n’enlève en rien à son élégance dans ce virage de cuisine serré. Je valse avec lui devant la glace, sur place, grande classe.

Arrivées d’Allemagne, ma sœur et moi passons en coup de vent pour filer directement dans nos chambres à l’étage, découvrir les cadeaux que ma grand-mère a installé sur nos lits. Passage par la case cuisine.

La suite ? Papy chute, Papy meurt, Mamy chute, Mamy se remet, Mamy vend la maison. J'écris.


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J’ai 6 ans, j’ai 12 ans, j’ai 18 ans. La cuisine de mes grands-parents allemands est la même à la mouche écrasée près. Ici, le temps ne semble pas circuler comme ailleurs, c’est très réconfortant. 

Le craquement du plancher – il y a forcément un plancher caché sous le lino gris-beige pour craquer comme ça. Il craque sous les petits pas chaloupés de ma grand-mère, sous les pas plus lents et précautionneux de mon grand-père. Le bruit d’une cafetière à filtre aux différents stades d’avancement, dont le bruit quand la cafetière est vide sent déjà un peu le brûlé. Et puis évidemment la radio et ses horribles tubes kitsch du folklore traditionnel dès le matin sur Bayern 1. Je m’entends demander à mon grand-père pourquoi il écoute des chansons nulles et il me répond un peu perplexe qu’il les aime bien. Ce sont des bruits comme dans un ventre, où les différents repas se préparent, se consomment et se digèrent. Le couteau méticuleux qui cisèle la ciboulette.

Je ne sais jamais si ça sent bon. Ça sent le chaud, si le chaud a une odeur. C’est la pièce chauffée et donc celle des odeurs qui s’évaporent, celle de l’évier où trempent des assiettes, des torchons humides, des épluchures de pommes de terre que l’on garde pour les lapins, et pommes de terre encore le jour où l’on prépare les Klöße, ces très grosses boulettes de pommes de terre mi crues mi cuites. L’odeur de la pomme de terre cru râpée. Qui se mélange au café. Qui se mélange aux quelques pommes qui ont été rapatriées des caisses dans le garde-manger – glacial, lui – d’à côté. Les quelques fois où l’on bascule la fenêtre, un filet de feu de bois se faufile qui confirme qu’on est bien à la campagne, parfois un peu de fumier aussi.

Au beau milieu, les joues rebondies et lisses de Oma Margaret, les joues piquantes et creuses de Opa Willy. Les mains douces, les mains rugueuses. Je m’installe toujours sur la banquette en tissus de laine, ça gratte et je m’amuse à rebondir doucement. Les ressorts, je les sens distinctement sous mes fesses et ce n’est pas facile de m’asseoir sans chavirer sur ma petite sœur. La nappe en plastique est nettoyée à l’éponge mais reste toujours un peu collante. C’est quasiment impossible d’y écrire une lettre ou de dessiner, elle est trop molle et le stylo bille s’enfonce dans la feuille et dans la nappe. Je trouve ça à la fois drôle et exaspérant. Je pose un doigt sur la vitre derrière la banquette en écartant les rideaux rêches entre la gaze et la dentelle que ma mère déteste et sa belle-mère adore et si personne ne regarde je dessine un cœur ou une étoile sur la vitre froide pleine de buée. 

Cela fait entrer plus de lumière naturelle qui manque cruellement, surtout en automne et en hiver et tout le temps selon ma mère qui ne supporte pas le fait que dans cette cuisine les lampes jaunes sont toujours allumées. Cette lumière baigne la petite cuisine carrée, avec la banquette et la table qui prennent tout un coin. Tout est assez vieux, le frigo avec sa poignée en métal, la chaise avec son assise en feutrine bleu grise, le petit cochon en bois sombre qui est en fait une salière. Évidemment le trèfle à quatre feuilles agrémenté d’un petit ramoneur noir et d’une coccinelle rouge offert par une voisine il y a longtemps. La collection de verres à bière au fond poussiéreux sur le haut du placard avec des blasons et des sigles de toute la Franconie du nord. Quelques-uns de mes dessins les plus moches dessinés au feutre violet. Et sur le rebord du vaisselier toute la correspondance en cours de ma grand-mère. Des post-its offerts par le don du sang, les stylos rouges goodies de la SPD. Et bien-sûr le calendrier avec chaque mois les plus belles images de Tirol du sud, la destination dont on rêve dans cette cuisine. Le règne de mon grand-père est sur l’extrémité droite de la banquette sous forme d’une assez grande pile de journaux qu’il épluche quotidiennement à l’aide d’une grosse loupe au manche en bois, avec laquelle je m’amuse à vérifier si le billet qu’il avait glissé sous ma serviette n’est pas un faux, on ne sait jamais.

Cette cuisine existe dans ma tête et n’existe plus en vrai. Après la mort de mes grands-parents, toute cette passoire thermique de maison a été vendue et entièrement reconstruite par une jeune famille du village.

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Nouveau lieu, nouvelles histoires. 

Je passe quelques jours en Sologne, dans la famille de T, sauf qu'il n'y a pas la famille, juste les murs d'une maison de chasseurs qui regorge de têtes de biche empaillées, de fusils, de bottes Aigle, de bûches, de bonbonnes, de jeux de société, de caisses de vin, de vieux post-its où butternut devient beuternote... Dehors, les oiseaux, les chiens, les moustiques, les lapins, des chevreuils, des canards et des sangliers. A ma connaissance, la liste s'arrête là, mais évidemment qu'elle continue. Il suffit de se retirer du monde pour en retrouver un autre, de monde, infiniment peuplé de vivant. Il y a beaucoup de forêt, des étangs et des noms de terrains étranges (Derrière Billot, La Terre de Feu...), des granges aussi, de vieux tracteurs, des pièges à bêtes, des abris.

Depuis hier, il y a l'orage, mais très peu de pluie. Les éclairs ont traversé la chambre presque toute la nuit, les grondements sont restés à distance, comme déviés par un sorcier. Le matin, nous prenons la grande allée en voiture pour aller trouver Saint Internet, patron des Digital Nomads, chez l'oncle arrivé la veille pour une histoire de forage. C'est contre intuitif, j'ai l'impression de m'enfoncer dans la zone blanche, entre deux pans de forêt épaisse, et de m'éloigner de plus en plus de la civilisation. 

Sur l'allée, une petite voiture type panda sortie de nulle part, portière gauche ouverte, dans la lumière sombre du matin. Plus on s'approche, plus la portière se ferme, lentement, alors qu'il n'y a visiblement personne à l'intérieur. Fantomatique ! Si, sur le siège de droite se tient le gros et très vieux labrador blanc de Marie-France, la gardienne du domaine, probablement partie vérifier le niveau de l'étang. Son pluviomètre est cassé, alors il faut aller voir en personne. On double par la droite, en route pour notre espace de coworking solognot. Étrange navette...

Chez l'oncle, grâce à un boitier, la maigre 4G est amplifiée et suffit à me connecter. Dans "notre" maison, rien à faire, deux barres de 3G, voire Edge tout court, dans la chambre de Berthe (?) si la fenêtre est ouverte, une minute sur deux. Hier soir un soupçon de 4G sur le pallier de la cuisine, évaporé depuis. Le vent souffle dans les chênes et sur les tuiles couvertes de mousse. Nous avions aussi tenté le boitier de Marie-France qui loge en face entre les plantations de fraises et de tomates, mais impossible de déchiffrer le mot de passe (le nom d'un chien, le sien, orthographié avec beaucoup de fantaisie). 

La maison, l'autre, est tellement grande et tellement bien isolée que l'on a l'impression d'être dans un vaisseau spatial. L'oncle télétravaille depuis une chambre où il donne de la voix, il tonne au téléphone (branché sur le dit boîtier), il donne des coups dans les lattes, il se lève et se rassoie et se relève. Depuis sa cellule de contrôle, il commande son cabinet de conseil, des équipes parisiennes toute ouïe. Je le vois en dessin de Christophe Blain. 

Je parlais d'une histoire de forage qui explique la présence de l'oncle et de sa femme un lundi à Molandon - ce beau nom qui monte et qui descend. Ici, chacun creuse et gère son approvisionnement en eau. Il n'y en avait pas assez, trop de coupures, et donc ils ont fait venir une entreprise spécialisée "sourcier et foreur de père en fils". L'oncle nous raconte comment le sourcier (le père) est venu sonder le terrain pour le foreur (son fils) à l'aide d'un authentique pendule à la professeur Tournesol. Il leur a indiqué la profondeur et le débit, l'endroit a été marqué de quelques tuiles et piquets. Aujourd'hui, les revoilà avec les machines géantes, posées sur la pelouse devant la maison comme des insectes d'acier démesurés. Sur plusieurs remorques, des mètres de tuyaux bleu ciel comme des pailles géantes qui serviront à aspirer l'eau des profondeurs argileuses.

Pour intervenir, ils ont dû raser plusieurs mètres carrés de plantes sauvages appelées "arbre à beurre". Les grandes feuilles très vertes servaient autrefois à envelopper les mottes de beurre ! D'où les plantations à proximité des maisons. Le nom latin n'est pas connu.

Alors qu'ils s'apprêtent à creuser, la pluie se remet à tomber de plus belle, en rideau continu. L'eau vient du ciel, arroser le sourcier, le foreur et les ouvriers. Au sec derrières les grandes baies vitrées, je les observe.

"Recherches d'eau"

Tuesday, May 17, 2022

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Séance d'acupuncture. Avant de commencer, une étape incontournable de la médecine chinoise : l'observation de la langue. Je la tire. Effroi de la praticienne : mais vous avez très froid ? Non, j'ai mangé de la confiture de myrtilles. 

Nous voilà soulagées. 

Autrement, à ce qu'il parait, ma langue va mieux que la dernière fois. Je l'ai moins retournée dans ma bouche je pense. L'apprentissage de l'italien la délie et les pelles la muscle. 

*claquement de langue*

Wednesday, May 11, 2022

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Du bureau, vue sur des jeux pour enfants. Une petite fille en robe rose bonbon s'est installée sur un tourniquet. Elle tourne et tourne, on dirait une barbe à papa. Sauf que pour l'instant, elle ne grandit pas. 

Friday, May 6, 2022

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Quand depuis la fenêtre de ton espace de coworking tu aperçois un arrêt de bus avec une publicité pour la Grande Fête du Reblochon Fermier (en majuscules), tu sais que tu n'es plus à Paris.