Cette cuisine n’est pas une pièce mais un passage obligé. Une entrée où l’on débouche depuis le jardin, dans laquelle s'invite le petit fils comme la voisine ou le sapeur-pompier et son calendrier.
Elle est cuisine parce qu’on y cuisine – la table, le réfrigérateur, le buffet, tous ces objets sont ailleurs, dans l’annexe, si l’on veut, mais pas dans la cuisine qui est ce que l’on qualifierait en allemand, langue si pratique, d’une « Kochnische » : un recoin fait d’un plan de travail et d’un évier.
Des carrelages jaunes et bleu, des surfaces blanches. Beaucoup de grosses éponges que Mamy ébouillante régulièrement comme des crustacés, un énorme savon de Marseille posé en paquebot gluant sur le rebord et qui à coup sûr glisse dans la cuvette. Toujours ce système de double bac, la cuvette, puis l’évier. Je n’ai jamais bien percée la logique.
La grande poubelle, le bruit de la pédale grinçante et le sac plastique qui se froisse avec des arrêtes restées collées. Ça sent l’eau de Javel quand il y a ménage.
Vers midi, je flaire le poisson frais que j'accepte de regarder en face une fois qu'il est cuit, ou les petites pommes de terre rissolées au beurre, inégalées.
Sur le crochet à droite, le tablier fin bordé de rouge, avec une grande poche devant, remplie de sopalin plus ou moins utilisé. Dans le placard, le moulin à persil que Mamy aime utiliser quand elle ne cisèle pas de la queue verte. J’ai compris beaucoup plus tard que tout le monde disait ciboulette. Pas de planche à découper, mais la pulpe du pouce tailladée, tout se découpe directement de la main à la poêle.
Des plaques à induction sur lesquelles je pose une main à 6 ans – cloques. En face des plaques, dans le dos de Mamy et de son pot de crème fraîche, un miroir tout en long où j’adore prendre la pose. Juste à côté, une petite marche pour accéder au salon. J’aime m'y caler avec un livre ou juste pour attendre avec RTL en bruit de fond, petite fille qui ne veut pas être dérangée mais qui veut bien déranger tout le monde en forçant les autres à l’enjamber. Très pratique aussi pour nouer ses lacets. De là, je cale mes pieds sur le tuyau du chauffage qui court le long du mur, près du calendrier où Mamy fait avancer chaque jour un repère en plastique fluo sur la bonne date. Beaucoup de listes de courses dans cette cuisine, sur des bouts de papier cartonné, des stylos bic transparents et des blocs notes fantaisistes.
Toujours dans la cuisine, le vanity case de Mireille, le coffre au trésor. Elle le laisse là, posé entre le gros sel et les feuilles de laurier, pour se refaire une beauté après le déjeuner. Vu que la salle de bain aussi débouche sur la cuisine, c’est pratique. J’y pioche un rouge à lèvres, je caresse la houppette colorée d’une poudre orangée, je n’arrive pas à bien me coiffer les cheveux avec cette brosse en forme de bigoudi géant qui convient aux courtes mèches argentées de ma grand-mère et pas à mes boucles. Je dérange et re-range une lime à ongle dont l’intérêt me semble extrêmement limité.
Quand Mamy est dans la cuisine, personne d’autre n’accède aux plaques ou aux placards, et je suis obligée de lui faire des câlins par derrière, calant ma tête au fil des âges dans ses fesses, sa taille, son dos, ses épaules arrondies, sa nuque parfumée pour la faire rigoler.
Papy passe son temps à passer par la cuisine, il est en route du salon à la salle à manger, de la salle de bain à la penderie, rien qu’une courte halte devant la glace pour bien peigner et caler ses cheveux puis son béret. Il aime trainer un peu des pieds, ce qui n’enlève en rien à son élégance dans ce virage de cuisine serré. Je valse avec lui devant la glace, sur place, grande classe.
Arrivées d’Allemagne, ma sœur et moi passons en coup de vent pour filer directement dans nos chambres à l’étage, découvrir les cadeaux que ma grand-mère a installé sur nos lits. Passage par la case cuisine.
La suite ? Papy chute, Papy meurt, Mamy chute, Mamy se remet, Mamy vend la maison. J'écris.
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